La journée d’étude « Archives et nucléaire » a eu lieu le 6 juillet 2023 à l’Université de Haute-Alsace (UHA), sous la houlette de Luciano Piffanelli, responsable de la formation en Gestion contemporaine des archives, et avec la participation de Teva Meyer, maître de conférences en Géographie et spécialiste reconnu du nucléaire, dont les travaux sont notamment marqués par une approche spatiale aux études sur l’énergie nucléaire qui s’est avérée scientifiquement prolifique.
La rencontre (qui a bénéficié de l’aide de Mélanie Edeline, chargée de communication à l’UHA, et du soutien financier du Centre d’archives de Terre Blanche, de l’Agence nationale de la recherche et du groupe de travail Identitates de l’UHA) a été organisée autour des enjeux archivistiques et des supports documentaires liés à la gestion du nucléaire, ainsi que de l’usage, voire la manipulation qu’il est possible de faire de ces enjeux et de ces supports. À la différence d’autres manifestations qui s’étaient déroulées à l’Université de Mulhouse sur le thème du nucléaire (cf. p.ex. le séminaire thématique du CRESAT « Pour une histoire transnationale des installations et des essais nucléaires », coordonné par Renaud Meltz entre 2021 et 2022), cette journée s’est intéressée au nucléaire civil et a eu l’ambition de réunir, pour la première fois, les protagonistes liés à la gestion documentaire du nucléaire en France. S’est ajouté à ces acteurs le regard précieux de Sven Carnel, responsable du Service des Archives historiques de la Commission européenne, et nous avons donc d’autant plus regretté l’absence de Samuel Cauvy, chargé des affaires qualité à l’Agence de sûreté nucléaire, qui avait pourtant répondu favorablement pour apporter son témoignage.
Cette manifestation devait initialement impliquer les étudiants de première année du Master mulhousien en archivistique, mais en raison à la fois des contraintes liées au calendrier de la formation et aux agendas des différents intervenants, le format a pris une configuration et une envergure différentes. Avant de partir en stage, toutefois, ces étudiants ont lancé une première réflexion qui a constitué une base de travail à partir de laquelle ont ensuite évolué enjeux et perspectives de la rencontre, ainsi que la liste des intervenants. Ce premier travail d’équipe avait mis en évidence l’importance des conclusions du rapport d’évaluation du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) du 20 mars 2023 : réduire les émissions de CO2 et de gaz à effet de serre est désormais devenu impératif pour limiter un réchauffement climatique en hausse. Le nucléaire se retrouve ainsi au cœur du débat, et les partis politiques français se sont emparés au fur et à mesure du sujet en l’intégrant à leurs programmes. À l’extrême gauche, les désaccords persistent : une majorité souhaite une sortie progressive du nucléaire (pour LFI, par exemple, « le ‘tout nucléaire’ est une impasse ») tandis que d’autres préfèrent soutenir la production nucléaire française (c’est le cas du PCF) ; quant à la droite et à l’extrême droite, on y défend la construction de nouveaux EPR (réacteur pressurisé européen) et le prolongement de la durée de vie du parc nucléaire, en avançant l’argument de la souveraineté énergétique pour défendre l’industrie de l’atome.
Les questionnements et les inquiétudes autour de ces thèmes ne sont assurément pas l’apanage exclusif des sciences « dures », et aussi bien la présence que l’utilité des archives se retrouvent également (re)mises en cause dans les débats français les plus actuels. Le 15 mars 2023, par exemple, l’Assemblée nationale a rejeté un projet de loi relatif à la gouvernance de la sûreté nucléaire et visant, entre autres, la fusion de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en une autorité unique, avec un transfert de compétences inévitable du premier vers la deuxième. L’objectif déclaré serait d’accélérer le développement du renouveau nucléaire et de simplifier ainsi les procédures d’expertise en fluidifiant les processus d’examen. Face au gain archivistique évident d’une centralisation documentaire qui pourrait limiter la redondance, cette réforme pourrait cependant entraîner une perte non seulement « en diversité et donc en triangulation dans l’analyse des risques » (comme l’a affirmé l’ingénieur Philippe Lorino), mais aussi de tout un aspect de gestion et de réflexion concernant la mémoire des multiples aspects liés à l’énergie nucléaire. Par ailleurs, après l’avis favorable donné par le Sénat le 13 février dernier, ce mardi 5 mars la Commission du développement durable de l’Assemblée nationale a tenu compte des recommandations de l’Agence internationale de l’énergie atomique et de la Commission de déontologie et des alertes en matière de santé publique et d’environnement concernant l’indépendance des instances chargées de fournir l’expertise scientifique et technique dans ce secteur, et elle a de nouveau rejeté ce projet, qui sera donc rediscuté le 11 mars en séance plénière à l’Assemblée.
Bien entendu, le débat et les discussions que la journée d’étude Archives et nucléaire  a souhaité promouvoir se sont placés dès le début dans un cadre d’échanges universitaires qui s’est voulu – et qui se veut – indépendant des positionnements politiques animant l’actualité : c’est en effet autour des mécanismes, des procédures et des processus documentaires liés à la gestion lato sensu du nucléaire (production, collecte, exploitation, manipulation) que s’est articulée la manifestation mulhousienne. Le passage de la science à l’archive, les notions de gestion, d’oubli et de mémoire documentaires, l’appropriation et l’utilisation d’un discours intersémiotique qui peut modeler un langage identitaire : tout cela a été au cœur de cette journée (à laquelle un public assez hétérogène a participé, dont aussi d’autres spécialistes du nucléaire), et les thématiques abordées ont permis de jeter une lumière supplémentaire, parfois différente, sur des questions liées à la gestion et à la communicabilité des archives, sur l’appropriation du thème du nucléaire dans la culture populaire, sur la gestion de l’environnement et des déchets, sur les voies possibles pour la construction d’une identité nucléaire aussi bien affichée que soupçonnée ou imaginée.
Les salutations et l’ouverture des travaux, assurées par François Petrazoller (Directeur des Archives d’Alsace et du Pôle Mémoire), Luciano Piffanelli et Teva Meyer, ont été l’occasion d’esquisser les enjeux majeurs que la journée d’étude souhaitait mettre en exergue et d’envisager d’emblée les archives, dans leur dimension matérielle, comme l’exemple parfait de ce concept de « nucléarité » qui a été proposé avec sagacité par Gabrielle Hecht, historienne et sociologue des sciences (« La nucléarité […] est un phénomène technopolitique issu de configurations politiques et culturelles affectant les choses scientifiques et techniques, elle émerge des relations sociales selon lesquelles le savoir est produit »). En partant de ces éléments, Luciano Piffanelli a mis en connexion archives et nucléaire en convoquant et en réadaptant aux enjeux de la journée les notions de temporalité, durabilité et conservation, ainsi que la relation entre temps, durée et traçabilité, suivi par Teva Meyer qui, lui, a souligné à quel point cette nucléarité renvoie à la catégorisation d’un objet, d’un lieu, d’une action, comme appartenant au monde du nucléaire : elle est alors placée en dehors du conventionnel et se voit appliquer un ensemble de normes sociales et administratives propres. En effet, à l’inverse de la radioactivité, « qui existe indépendamment du fait qu’[elle] soit détecté[e] ou politisé[e] » et qui peut se mesurer à l’aide d’instruments spécifiques, la nucléarité est une construction sociale, qui change dans le temps et l’espace, et elle est le produit de frictions, de négociations entre acteurs. Les archives des industries du nucléaire, par les normes spécifiques qui leur sont appliquées, naviguent dans cette nucléarité : finalement, à force de traiter différemment ces archives, nous entretenons et alimentons quotidiennement l’exceptionnalité de ce secteur, aussi participons-nous à la reproduire.
Parmi les acteurs français, EDF revêt assurément une place considérable, voire essentielle, et l’intervention par laquelle Walid Brahim (Expert Gestion de la Valeur Probante et Archives chez EDF au moment de la journée d’étude) a ouvert la première des trois séances, dédiée aux « Performances archivistiques du nucléaire », a porté sur la réponse archivistique aux enjeux industriels passés, présents et futurs. Il s’est intéressé à la façon dont la bonne gestion des archives, via des technologies anciennes mais éprouvées, a permis de faire face à la résorption des écarts de corrosion sous contraintes. Comment la gestion correcte de l’information permet d’assurer la prolongation des durées d’exploitation des centrales nucléaires ? Et de quelle manière serait-il possible d’anticiper les futurs besoins en gestion des données pour accompagner la construction des futurs EPR2 et la transition numérique ? Afin de répondre à ces enjeux importants, EDF a entrepris non seulement de renouveler sa gouvernance des archives en y adossant la gestion des données et de l’information, mais aussi d’intégrer les besoins de conservation au sein des processus métiers liés à l’activité industrielle et de se mailler avec les missions data et RGPD pour accompagner la transformation numérique, le tout afin de répondre aux enjeux de demain.
Au sein de ces besoins en gestion des données, le tournant numérique imprègne de plus en plus les contextes archivistiques et documentaires. Alice Granier, archiviste au sein de la Cellule archives du centre CEA Paris-Saclay, a abordé cette question en montrant que la filière nucléaire CEA produit de nombreux documents et données nativement numériques. Elles sont utilisées tout au long de la vie de l’installation : exploitation, assainissement et démantèlement, mais également lors de recherches autour du nucléaire civil. Cette réutilisation suppose une pérennisation de l’information numérique : à partir de la solution VITAM, le déploiement du Système d’archivage électronique VITAM/IN au CEA – qui garantit l’intégrité, la fiabilité et la traçabilité des informations – permet de répondre à la problématique de la conservation des documents et données numériques du nucléaire sur le long terme.
Compte tenu des enjeux européens autour de l’énergie nucléaire et de sa gestion documentaire, le cadre géographique et politique de la journée d’étude ne pouvait pas se borner exclusivement à l’univers français (aussi riche et articulé soit-il). Ainsi Sven Carnel a pu partager son expérience professionnelle et présenter au public un regard extrêmement intéressant tant sur les principaux producteurs liés au nucléaire que sur leur évolution fonctionnelle et historique. Essentiellement, il s’est agi de la Commission EURATOM (créée par les traités de Rome en 1957) et de la Commission des Communautés européennes (après la fusion des trois exécutifs en 1967). Il a également expliqué les particularités du processus d’archivage et de traitement des fonds EURATOM (en ce qui concerne la déclassification, par exemple), et surtout les opportunités de recherche que ces fonds nous offrent. Au terme de son analyse, l’évocation de fonds d’archives et des sources connexes – qui sont également d’une grande valeur pour la recherche, comme en témoignent, entre autres, les procès-verbaux, les séries de documents officiels COM et SEC, les rapports EUR, les discours et même du matériel audiovisuel – a trouvé toute sa place dans une rencontre qui a dès le début mis en premier plan l’aspect documentaire du nucléaire et de ses « temps longs ».
Dans cet écosystème composé principalement d’ingénieurs, Flavien Lemoine et Camille Bouchain (IRSN) ont significativement montré que l’intérêt de l’archivage est souvent difficile à apprécier. En effet, pour l’ingénieur souvent confronté à une temporalité de court terme, le fait de ne pas savoir ni quand, ni par qui, ni même pourquoi les fonds d’archives (qu’ils participent à construire) seront utilisés pendant et à la fin du processus documentaire offre peu de sens. Pourtant, dans l’industrie nucléaire, cette perception change, et cette intervention a su proposer une interprétation de ce changement de représentation.
À côté de ces « performances archivistiques du nucléaire », il était inévitable que l’environnement et ses contextes juridiques et documentaires se voient dédier une place spécifique. Avec de telles perspectives, la deuxième session de la journée visait précisément à mieux cerner cet aspect si polymorphe et hautement spécialisé, dont l’intervention de Lucie Millot (chargée d’évaluation de la maîtrise des risques radiologiques et nucléaires à l’IRSN) et Jeff Rasata (IRSN – UHA) a représenté un excellent exemple. Dans l’industrie nucléaire, les boues de coprécipitation issues de procédés de traitement du combustible sont immobilisées dans du bitume depuis les années 1960. La connaissance précise de ces colis de déchets radioactifs est un éclairage essentiel pour garantir la sûreté de la gestion et du stockage des déchets radioactifs en France. De cette sorte, pour les activités d’expertises et de recherche de l’IRSN, les archives des colis bitumineux ont été rassemblées par thématique, selon une modalité favorisant une meilleure accessibilité des opérationnels, mais dérogeant ainsi au principe archivistique du respect du fonds.
Les échanges tout au long de la journée ont montré que les institutions qui s’occupent du nucléaire en France sont multiples mais elles savent travailler de concert ou, en tous les cas, de façon complémentaire et en interrelation, comme cela est le cas de l’IRSN et du CEA. Effectivement, l’intervention de Frédéric Lamare (chef du Groupe ingénierie de l’information au CEA de Marcoule) suit avec intelligence et cohérence la précédente et expose l’expérience acquise depuis plus de vingt ans par la cellule archives du CEA Marcoule en soutien des projets d’assainissement-démantèlement d’installations nucléaires civiles du CEA. Pour ces entités il est nécessaire d’identifier et d’utiliser les informations relatives à la conception et à l’exploitation des installations afin d’être en mesure de définir les scénarios des opérations techniques qui conduisent ensuite au démantèlement. La collecte de ces « données de base » implique en particulier un retour aux archives qui permet de reconstituer l’historique de chaque installation, depuis sa construction jusqu’au terme de son exploitation.
L’application des méthodes archivistiques, dans ce contexte très technique, contribue à retrouver et à pérenniser les informations pour des projets complexes qui peuvent durer plusieurs décennies. Entre déchets et installation, comment ne pas avoir recours également au regard d’une institution dont le rôle s’avère crucial dans ces questions, à savoir l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) ? Gwenaëlle Clerc – dont la formation de médiéviste lui confère aussi une sensibilité particulière vis-à-vis des sources documentaires qu’elle se trouve à gérer – a ainsi mis en exergue que, dans le cadre de ses activités, l’ANDRA produit des archives publiques dont la gestion suit les réglementations ad hoc de manière tout à fait classique. En revanche, dans le cadre de son rôle d’exploitant d’installations nucléaires de base (INB) destinées au stockage de déchets radioactifs, elle produit des dossiers spécifiques visant à assurer la conservation, sur le très long terme, de la mémoire de ces installations. Par conséquent, le dossier détaillé de mémoire (DDM) est un objet documentaire tout à fait spécifique et dont le public a pu apprécier la singularité : sa production mêle pratiques archivistiques, duplication sur papier permanent et multiplication des exemplaires afin de répondre à cet enjeu de pérennité sur plusieurs centaines d’années.
L’intérêt pour les producteurs s’est accompagné également d’une réflexion sur les usagers de ces dépôts archivistiques, soient-ils des ingénieurs, des historiens, ou bien des privés. En général l’usager des archives, lorsqu’il s’intéresse à l’histoire des installations nucléaires, est confronté à de multiples restrictions ; néanmoins Yves Bouvier, Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université de Rouen, a montré avec perspicacité que le tournant de l’histoire environnementale, pris depuis une vingtaine d’années, permet d’utiliser au mieux les archives disponibles en laissant de côté les documents inaccessibles au nom de la sûreté. Ainsi les projets et chantiers des centrales nucléaires produisent des archives tant dans les administrations centrales des ministères de l’Environnement, de l’Industrie et d’EDF, que dans les préfectures (autorisations, déclarations, surveillance). Architectes et mouvements antinucléaires sont également présents, bien que leurs documents soient sous-représentés dans les archives publiques. Contrairement à cette abondance archivistique, les documents produits par les centrales en exploitation restent peu accessibles : aucune collecte systématique des rapports annuels, services et structures administratives (DRIRE, CLI) peu producteurs d’archives, maintien des documents sur site en raison des usages possibles. Pourtant les interactions avec l’environnement tout comme l’environnement au travail ont fait l’objet de procédures de plus en plus précises. Ce constat conduit à un déséquilibre sensible entre le temps des chantiers et des oppositions d’un côté, et le temps de l’exploitation de l’autre. Enfin, alors qu’est affirmée l’ère de l’anthropocène, les enjeux climatiques du nucléaire sont l’occasion de retourner dans les archives pour déceler les origines des stratégies actuelles. De cette façon, par la pratique des archives, Yves Bouvier a justement souligné que l’historien contribue à insérer l’histoire du nucléaire dans une histoire générale, contrairement à l’exceptionnalisme largement revendiqué.
Par ailleurs, pendant la matinée Cécile Fabris (Responsable du département de l’Éducation, de la Culture et des Affaires sociales à la Direction des fonds aux Archives nationales, site de Pierrefitte-sur-Seine) avait déjà eu l’occasion d’établir un lien entre les pratiques de la recherche et les contextes archivistiques du nucléaire. En effet, l’enjeu du nucléaire, présent dans des fonds variés conservés aux Archives nationales, se manifeste entre autres dans les archives du ministère de la Recherche et des organismes opérant sous sa tutelle, tels que le CNRS. Il peut s’agir notamment de documents relatifs aux installations nucléaires – accélérateurs ou réacteurs – participant aux activités de recherche. La loi PATR (n° 2021-998 du 30 juillet 2021) relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, prévoit désormais une communicabilité spécifique pour les documents « relatifs aux caractéristiques techniques […] des installations et ouvrages nucléaires civils » (Code du Patrimoine, art. L.213-2, I, 3°, a). L’enjeu se pose donc pour les responsables des fonds Recherche des Archives nationales d’identifier précisément les documents relevant de ce périmètre pour en adapter la communicabilité, de se former pour mieux en comprendre les caractéristiques, et de recourir à des experts pour évaluer la sensibilité des informations.
Sur la même ligne d’attention à la chaîne documentaire, Pascale Blanchart, chargée d’évaluation des risques radiologiques à l’IRSN, a montré dans l’après-midi un exemple clair de l’utilisation des archives dans un cadre d’analyse en milieu nucléaire. En exploitant les fonds de l’IRSN, elle a croisé les informations afin de reconstituer, dans son ensemble, l’histoire du site minier d’uranium des Bois Noirs Limouzat (42). Ainsi, à partir de cette documentation d’archives, deux exemples ont été présentés : il a été en effet possible tant de suivre la consolidation du tonnage de résidus présents dans le stockage que d’interpréter des données de surveillance passées (1977-1980).
La dernière étape de cette dense rencontre mulhousienne autour du nucléaire et de ses archives a voulu exploiter aussi d’autres typologies de sources. Les intervenants de cette séance se sont en effet attardés sur l’analyse de ce que l’on pourrait définir comme des « identités visuelles » du nucléaire, à savoir ses représentations icono- et cinémato- graphique, sa réception, ainsi que l’imaginaire social qui s’est construit autour de cet élément si compliqué d’un point de vue du processus scientifique et pourtant largement au cœur d’une certaine « géopolitique populaire » (« popular geopolitics », pour citer, entre autres, Steve Pickering, Klaus Dodds, Robert Saunders).
La présentation de Maëlle Goumri (chercheur postdoctorant à l’Université Paris Dauphine dans le cadre du projet ANR AIDHY, et spécialiste des énergies nucléaire et renouvelables) a retracé l’expérience de thèse d’un non-historien mobilisant les archives pour son analyse. Le travail extensif d’archives mené au sein du bureau SHS de l’IRSN entre 2015 et 2019 pour sa recherche autour de la construction et de la circulation de savoirs et ignorances dans le gouvernement de l’accident nucléaire majeur a permis à l’auteur de considérer, sous un angle nouveau, la manière dont se sont déroulées les opérations de prévention des accidents. Il en est résulté que la conscience du risque majeur s’est construite très tôt dans l’histoire du nucléaire, dès les débuts de son développement civil et bien avant les accidents ; néanmoins, cela a ensuite été masquées par les précautions importantes de sûreté donnant l’impression d’un risque très hypothétique. De surcroît, les archives contemporaines des accidents graves (Three Mile Island aux États-Unis en 1979 ou Tchernobyl en Ukraine en 1986) ont laissé voir que ces accidents n’ont pas simplement remis en cause les conceptions établies pour assurer la sûreté, mais qu’ils ont plutôt rendu possibles un ensemble de négociations parfois vives et déséquilibrées. De manière plus générale, le recours aux archives a également poussé à confronter les récits et les traces écrites produits collectivement dans les institutions, et à reconsidérer par conséquent les interprétations du fonctionnement des institutions nucléaires.
De son côté, Michaël Mangeon (UMR Environnement Ville Société – Lyon) a présenté son analyse d’une vidéo de 15 minutes consacrée à l’accident nucléaire de Tchernobyl. Ce document, réalisé par les soviétiques et traduit en français, a été retrouvée dans les archives de l’IRSN et il avait été diffusé en août 1986, lors d’une réunion internationale d’experts de l’Agence international de l’énergie atomique (AIEA). La réalisation de cet enregistrement présente un double objectif : d’un côté, démontrer que l’accident est analysable, compréhensible et gérable (normalisation) ; de l’autre côté, défendre l’intérêt de poursuivre le développement du nucléaire.
Toujours dans un contexte de sources audiovisuelles, Stéphane Launey, chercheur associé au laboratoire CRESAT – UHA) s’est penché sur Atolls à l’heure nucléaire, un film d’information produit en 1966 et sortie sur les écrans français l’année suivante. Ce court-métrage documentaire est réalisé avec d’importants moyens par l’Établissement cinématographique des armées, le tout visant à montrer l’esprit bâtisseur à l’œuvre en Polynésie française à la veille de la première campagne d’essais nucléaires. La consultation d’archives filmiques et écrites a ainsi permis d’étudier le discours officiel à destination du grand public, et l’analyse de Stéphane Launey a efficacement montré que ce discours se trouvait davantage nuancé dans des films plus confidentiels à destination des techniciens amenés à travailler au sein du Centre d’expérimentation du Pacifique.
De l’audiovisuel à l’iconographique, la séance a été brillamment terminée par l’intervention d’Aurélien Portelli (responsable du Master Spécialisé Expert en prévention des Risques et en gestion des Crises dans l’industrie à l’École des mines), qui s’est focalisé sur la valorisation du fonds d’archives du Service de protection contre les radiations (SPR) du CEA de Marcoule, pionnier de la radioprotection en milieu industriel dans les années 1950-1960. Le SPR avait élaboré un programme d’éducation destiné aux travailleurs du nucléaire et au grand public, et sa mise en œuvre put bénéficier des talents artistiques de Jacques Castan, un dessinateur projeteur qui sut saisir dans ses créations (affiches préventives, plaquettes, bande dessinée, peinture murale, jeu de société) les significations imaginaires du risque radioactif et du métier de radioprotectionniste à l’aube de l’industrie nucléaire.
Les conclusions par Gilles Le Berre (déjà aux AN Pierrefitte, avant de rejoindre l’Eurométropole de Strasbourg à l’automne 2023) ont été l’occasion de reprendre les fils des nombreux discours abordés pendant la journée et d’ouvrir sur des perspectives encourageantes. Il a su rappeler de façon remarquable que le travail du record manager et de l’archiviste du nucléaire n’est pas fondamentalement différent de celui de n’importe quel archiviste ; en revanche, les enjeux inhérents à cette thématique exacerbent les problématiques habituelles du métier. Où placer le curseur entre restrictions à la communication pour raisons de sécurité, et accès légitime à l’information ? Comment trancher lorsque la probabilité de divulgation d’un document proliférant est très faible mais les implications très fortes si cet évènement se produisait ? La ligne de crête où il convient de se placer est d’autant plus étroite et d’autant plus inconfortable : la meilleure solution semble résider dans le renforcement impératif du dialogue avec les différents acteurs (professionnels des processus scientifiques et professionnels de la gestion documentaire), et dans une meilleur circulation de l’information.
Et c’est précisément sur cette ligne du dialogue scientifique et de la circulation de l’information que l’interaction entre le Master en Gestion contemporaine des archives de l’Université de Haute-Alsace et certaines des institutions françaises qui ont pris part à la journée d’étude du 6 juillet 2023 semble avoir vocation à se poursuivre : en effet, Luciano Piffanelli, Flavien Lemoine et Stéphane Droulier (archiviste au CEA) sont déjà à l’œuvre pour une deuxième rencontre, qui aura lieu à Paris à l’automne 2024.  
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